Les game designers écrivent avec les pieds !
Sous ce titre rageur, un billet d’humeur contre nos amis game designers. Si leur métier est avant tout de concevoir des mécaniques de jeu, il leur reste des progrès à faire en matière d’écriture de scénario…
Combien de fois en tant que joueur avez-vous éprouvé du regret dans un jeu vidéo, lorsque le gameplay pourtant très correct était gâché par une histoire mièvre et piteusement racontée ? Des personnages sans réelle saveur ? Des dialogues indigents ? Un univers cliché ?
Et encore, je fais partie de ceux qui estiment que dans un jeu, un scénario même excellent ne rattrapera jamais un gameplay défaillant. A la manière de ceux qui considèrent qu’il est impossible de faire un bon film avec un mauvais scénario, fût-il compensé par une mise en scène virtuose, les meilleurs acteurs au monde et une débauche d’effets spéciaux.
Mais de la même façon, je pense qu’un bon jeu ne deviendra jamais excellent sans une authentique maîtrise de sa dimension narrative (lorsque celle-ci existe). Si comme moi vous partagez une certaine frustration devant la production vidéoludique actuelle ou passée, que vous avez malgré tout quelque espoir en un avenir plus radieux, alors lisez la suite.
Ludologie vs Narratologie
Dans le domaine émergent du game design et des études sur le jeu vidéo, il est fréquent d’opposer les « ludologistes » aux « narrativistes ». Les premiers se caractérisent par une insistance à considérer les jeux vidéo pour leur dimension ludique pure, réduite à la dynamique de la partie et où l’interaction représente la part la plus importante du jeu. Une vision bien entendu nuancée par les seconds qui font la part belle à l’histoire ainsi qu’à la force du contexte.
Le game designer et chercheur Gonzalo Frasca, pour qui la ludologie n’exclut pas la narratologie, considère ce dualisme comme grandement factice, méritant d’être dépassé. S’il est donc parfaitement possible de réconcilier les deux points de vue, l’opposition ludologie-narratologie permet néanmoins de mettre en lumière certaines difficultés inhérentes à la conception scénaristique dans l’industrie du jeu vidéo :
1. Le scénario n’est pas toujours prioritaire : loin de là. Parce que l’accent est mis sur le gameplay et les difficultés techniques de la réalisation, le scénario se transforme en parent pauvre du projet, variable d’ajustement durement exposée aux contraintes de temps et de budget ;
2. La non-linéarité du scénario est un défi supplémentaire : et pas des moindres ! L’interactivité est le maître-mot du jeu vidéo, ce qui le distingue fondamentalement d’autres médias tels que le cinéma. A la difficulté traditionnelle de l’écriture dramatique s’ajoute celle de la non-linéarité, un fil narratif en partie déterminé par les choix et actions du joueur avec de multiples complications à la clé… ;
3. Le game designer fait office de scénariste : la conséquence des deux points qui précèdent. Faute de moyens dédiés et aussi par suspicion envers les scénaristes traditionnels, accusés (à tort ou à raison) de ne pouvoir dévier de la linéarité induite par l’expérience dramaturgique classique, c’est le game designer qui s’y colle.
Le game designer, scénariste inculte ?
Il existe des scénaristes (dont c’est le métier !) spécialisés dans le jeu vidéo. La situation n’encourage toutefois pas l’émergence de la profession à travers cette diversification encore très neuve. Les rares scénaristes n’apparaissent de plus que sur des grosses productions, seules à pouvoir s’autoriser et justifier une différenciation des rôles.
Dans la pratique, c’est le game designer qui se retrouve bombardé scénariste en chef. Il est en charge de la « ludologie » du projet, logique, et aussi de sa « narratologie ». Or, pour cette dernière, il ne possède le plus souvent qu’une formation lacunaire. Même avec une sensibilité pour l’art de la narration, acquise typiquement par une culture filmique ou l’expérience du jeu de rôle (en tant que joueur ou maître de jeu), il lui manque bien souvent les bases de la dramaturgie, une compréhension des mécanismes intimes qui permettent de bâtir une émotion spécifique à partir de la construction du récit.
Même créatifs et pétris de bonnes intentions, les scénarios produits par les game designers souffrent de faiblesses pathologiques :
1. La confusion entre l’histoire et la narration de l’histoire : l’originalité d’une histoire ne tient pas tant à son thème qu’à la manière dont ce thème est exploité, un scénariste n’est jamais payé pour l’idée d’une histoire mais pour le traitement de cette idée. Une illusion répandue chez les game designers est de considérer que l’existence d’une histoire suffit à valider l’existence d’un scénario. Or il n’en est rien, le scénario ne se résume pas à l’histoire ;
2. L’ignorance du « Show, don’t tell » : « montrer plutôt que décrire » est un principe suggéré dans l’écriture de fiction. Cette règle, même si elle n’est pas immuable, est largement négligée par les auteurs de scénarios de jeux vidéo. Elle se traduit par le recours trop commun à des textes lus en voix off ou des cinématiques, plutôt que de laisser le fil narratif se développer à travers les actions des personnages et les dialogues. A vouloir être trop direct et explicite, la qualité de ces derniers s’en ressent d’ailleurs cruellement ;
3. Le défaut de maîtrise du « Play, don’t show » : extension du principe précédent au domaine du jeu vidéo. Le but est de raconter l’histoire de telle sorte que l’implication du spectateur est renforcée au maximum. L’originalité du jeu vidéo par rapport au cinéma est de ne pas juste donner à voir, mais de permettre au joueur de participer directement à l’action et aux dialogues. C’est une possibilité d’une extraordinaire richesse toutefois très complexe en termes de construction de scénario.
La construction d’un scénario tolère parfaitement des entorses à la règle du « show, don’t tell ».
« Montrer » prend en effet du temps. Par économie de moyen et pour le rythme de la narration, il peut être nécessaire d’aller plus vite par endroits. Dans un jeu vidéo, le principe est identique. Une cinématique ou un résumé sont bienvenus entre deux missions par exemple. Toutefois, la recherche de l’équilibre entre Dire/Montrer/Jouer est toujours un débat, à la frontière entre le gameplay et la narration.
Mon intuition personnelle est que même si l’interactivité renvoie à une spécificité inédite du jeu vidéo par rapport à l’écriture classique de scénario, le handicap cumulé par les game designers en matière de connaissance de la dramaturgie rend le dépassement de la difficulté très hypothétique…
Voilà pourquoi les atouts remarquables du jeu vidéo échouent trop souvent à susciter chez le joueur l’objectif ultime de toute démarche scénaristique qui se respecte : une émotion.
Pour s’en convaincre, voici deux aperçus du problème, aussi limités que subjectifs et néanmoins révélateurs.
L’invasion des clichés
Débutons par la bande annonce cinématique de Dragon Age, jeu de rôle développé par BioWare et paru fin 2009. Même si le talent du studio d’Edmonton, véritable référence pour la qualité des scénarios de ses jeux (Baldur’s Gate, NerverWinter Nights, Mass Effect, Kotor…) n’est plus à démontrer, ce qui suit n’est pas le comble de l’originalité :
Ambiance heroic-fantasy empruntée à la mythologie tolkienne (style communauté de l’anneau au début), éventail typique des classes jouables (guerrier, mage, etc.), scènes convenues et action crescendo… la bande annonce, sans doute dominée par les impératifs marketing, ne nous épargne décidément aucun poncif du genre. Si ce n’est une séquence d’images basée sur la construction d’un climax avec la volonté d’en mettre plein la vue, la dimension narrative est d’une platitude totale.
Une vidéo n’est pas le reflet d’un jeu. Toutefois dans le cas de Dragon Age qui bénéficie d’une réalisation soignée, on ne peut qu’être surpris par l’absence d’un supplément d’âme. L’histoire est de bonne facture, mais à aucun moment elle ne réussit à véritablement prendre le joueur par les trippes. Dommage pour un studio qui a la capacité de faire mieux…
Conan le barbant !
Age of Conan est le MMO des fans d’aventures barbares. Avec sa personnalité bien à lui, assumée et sans concession, il a à priori tout pour plaire.
Cette impression est hélas vite démentie par la première quête, symptomatique d’une vacuité guère contredite par la suite immédiate de la quête.
Pour débuter, il vous est en effet proposé de sauver une demoiselle en tenue suggestive, captive sur une plage de sable fin, histoire de s’échauffer les muscles (et plus si affinité ?). Pour un jeu destiné majoritairement à la gente masculine d’un public plutôt hardcore (public geek ?), c’est tout de même un peu gros !
Le ton est donné d’emblée : situation improbable (songez que juste avant dans la cinématique d’introduction, vous étiez esclave sur une galère !), dialogues ampoulés d’une rare indigence, choix bidons pour laisser l’illusion d’une influence sur le dénouement…
Car Age of Conan propose des choix dans les dialogues des quêtes. Une intention louable qui ne dissimule pas longtemps le fait que les décisions du joueur sont sans le moindre effet sur l’issue des dialogues… La fausse interactivité, n’est-ce pas encore pire que le manque d’interactivité ?
Sur le plan narratif, Age of Conan n’a pour lui que la cohérence de son univers. Sans mettre en cause la qualité réellement appréciable de ce MMO par ailleurs, c’est un cas de figure assez emblématique de ce que sont beaucoup de jeux massivement multijoueurs en réalité.
De la sensation à l’émotion
Le game designer qui s’improvise scénariste a en général déjà entendu parler de la structure en trois actes héritée d’Aristote. Ce qu’il sait moins en revanche, c’est la manière subtile dont elle s’articule sur des ressorts universels pour susciter l’émotion. Accéder à certains archétypes de la création de scénario sans posséder la culture nécessaire pour s’en servir n’aboutit à rien d’autre qu’aux stéréotypes fictionnels dont regorgent les jeux vidéo.
Pour le moment, le jeu vidéo n’a aucun mal à proposer des stimulations sensorielles pour divertir. Créer de l’émotion est en revanche plus délicat. Il y a certes la tentative récente de David Cage avec Heavy Rain et son expérience de jeu qui offre une émotion réelle – au prix semble-t-il d’un gameplay parfois contesté, mais le jeu traduit une réelle ambition.
Pour progresser, les game designers doivent se résoudre à abandonner leur dilettantisme en matière de création de scénario, accepter de s’adjoindre les services de vrais dramaturges ou à minima, ne pas méconnaître leur enseignement. Qu’ils se rassurent cependant, l’accomplissement de la quadrature du cercle pour fédérer narratologie et ludologie ne pourra se faire sans leurs talents.