Actualités & Débats

Les nouvelles importantes sur les MMO, les grands débats qui animent les passionnés

Game design

La conception et la réflexion à partir des sciences humaines, sociales, économiques…

Marché des MMO

Les business modèles, l’évolution du marché et de la démographie des joueurs en ligne

Prospective

L’avenir des jeux en réseau, des communautés virtuelles et des univers persistants

Tests & Critiques

Les commentaires sur les titres en vogue ainsi que les créations les plus attendues

Home » Game design

Masse monétaire et économie virtuelle

Ecrit par Pierre-Antoine Favre le 24 mars 2009 4 commentaires
Masse monétaire et économie virtuelle

Pour appréhender l’économie d’un univers virtuelle, il faut commencer par une notion économique quelque peu rébarbative à première vue et pourtant indispensable à comprendre : la masse monétaire.

La définition de la masse monétaire est la suivante : “dans un pays ou une zone économique, la masse monétaire est l’ensemble des valeurs susceptibles d’être convertis en liquidités, c’est l’agrégat de la monnaie fiduciaire, des dépôts bancaires et des titres de créances négociables, tous susceptibles d’être immédiatement utilisables comme moyen de paiement.”

Dans un MMO, la monnaie fiduciaire désigne l’argent détenu par les joueurs, typiquement sous forme de “pièces d’or” (po) dans un monde de type médiéval-fantastique ou de “crédits” dans un univers de science-fiction (les ISK dans EVE Online par exemple). Les dépôts bancaires sont constitués par les dépôts des joueurs à la banque et les objets échangeables contre argent auprès de PNJ (marchands par exemple) peuvent être grossièrement assimilés à des titres de créances négociables. Tout ceci correspond bien à des valeurs qui peuvent être directement ou indirectement employées comme moyens de paiement dans le jeu.

La masse monétaire dans un MMO

Dans toute économie synthétique, il faut déterminer la manière dont les ressources sont introduites en jeu et la manière dont elles en sortent. L’équilibre entre les entrées et les sorties permettra de déterminer le niveau de la masse monétaire dans le monde virtuel, c’est à dire la masse des moyens de paiements ou dit autrement, des richesses mobilisables pour être échangées, à la disposition des joueurs. Selon les MMO, les points d’entrée et de sortie peuvent varier, mais nous pouvons en dresser une liste non exhaustive :

Les points d’entrée :

- Loot/Drop des monstres : le moyen le plus simple et le plus évident de création monétaire. Les monstres peuvent aussi bien donner de l’argent que des objets échangeables contre argent.
- Collecte de ressources : le minage est l’exemple type. Les ressources sont en général illimitées, mais leur rythme de récolte peut être contrôlé – temps de respawn pour un gisement de minerai, limite aux quantités qui peuvent être extraites chaque jour par un joueur, etc.
- Artisanat : les joueurs peuvent créer des objets. Ceux-ci sont généralement obtenus par combinaison de deux ou trois objets. Si la valeur du nouvel objet crée est supérieure à la somme de la valeur des objets qui ont été nécessaires à sa fabrication, il y a création monétaire.
- Rétribution journalière : certains jeux peuvent allouer une certaine quantité journalière de ressources à tous les joueurs. Le montant alloué peut varier éventuellement en fonction des sources de revenu.
- Quêtes : les récompenses de quête peuvent comporter de l’argent ou des objets vendables.
- PNJ Acheteurs : les marchands permettent aux joueurs d’échanger leurs objets (généralement les objets lootés sur les monstres) contre des liquidités.
- Gold farming : le phénomène des farmeurs chinois correspond à un système de création artificielle de la monnaie. Ils peuvent en effet contribuer à injecter dans l’économie du jeu davantage de liquidités que ne le permettrait l’activité des joueurs en temps normal.
- Gold/Item shop : certains MMO, en particuliers les MMO F2P (“free to play” pour “gratuit”), proposent aux joueurs d’acquérir de l’or ou des objets moyennant paiement IRL. En principe, cette création monétaire est prise en compte dans l’équilibre économique tel qu’il est conçu par les développeurs et ne doit pas poser de problème.
- “Intervention divine” : parfois aussi désignée sous le terme de “main de dieu”, il s’agit de toute décision prise par les administrateurs du jeu de donner un objet ou de l’argent à un joueur. Cela peut être le cas en récompense à un concours, en dédommagement à un joueur qui a été victime d’un piratage de son compte par exemple, en remerciement pour un signalement de bug, etc.

Les points de sortie :

- Taxes / Coûts de maintenance : les joueurs peuvent avoir à payer des taxes pour la possession d’un domaine, certaines troupes ou certains bâtiments peuvent avoir un coût d’entretien, etc.
- Collecte de ressource : la collecte de certaines ressources peut nécessiter un investissement initial (exemple : il faut acheter une pioche de mineur).
- Artisanat : la création d’objets d’artisanat nécessite des ressources, la tentative peut échouer et les objets sont perdus, etc.
- Usure naturelle : les pièces d’équipement portée par le joueur demandent réparation, certains objets peuvent disparaître avec le temps, comme la nourriture et les boissons, etc.
- Quêtes : le joueur doit investir contre paiement dans certains quêtes qui lui permettent d’accéder à une nouvelle zone (accès à un donjon), obtenir une nouvelle recette d’artisanat, un nouveau sort, développer sa réputation auprès d’une faction contre échange de ressources, etc.
- PNJ Vendeurs : les joueurs doivent acheter leurs compétences et leurs nouveaux sorts auprès d’”instructeurs”, certains PNJ peuvent accorder une bénédiction ou une restauration des points de vie contre paiement, il est nécessaire de payer des frais pour certains modes de transport – liaison aérienne, franchissement d’un pont, téléportation, etc.
- Consommation d’objets : un mode de sortie des objets très courant qui peut inclure des potions qui sont bues, des parchemins magiques qui sont consumés au cours de leur utilisation, etc.
- Destruction d’objets : certaines pièces d’armure peuvent devenir périssables au bout d’un certain temps d’utilisation, des bâtiments peuvent être détruits dans le cadre d’un conflit, des munitions pour les armes à distance (flèches, balles) lorsqu’elles ne sont pas récupérables après emploi. Plus généralement, un joueur qui cesse de jouer correspond à une destruction de la masse monétaire dans la mesure où ses biens ne font pas l’objet d’une redistribution (les possessions du joueur sont gardées sur son compte pour le cas où il déciderait de rejouer).
- Amendes / Sanctions : un joueur peut être sanctionné pour utilisation inappropriée des canaux de discussion, mauvais comportement en jeu. Il peut alors éventuellement avoir le choix entre une interdiction de jouer provisoire ou le paiement d’une amende en échange.

Les développeurs du jeu peuvent naturellement paramétrer les différents points d’entrée et de sortie afin de contrôler le niveau de la masse monétaire qui comme nous allons le voir ci-dessous, peut avoir une grande importance et ne doit pas être laissé au hasard.

Docteur Navarrus et la théorie quantitative de la monnaie

C’est en 1578 que le français Jean Bodin publie un ouvrage d’économie intitulé Réponse au paradoxe de M. de Malestroict touchant l’enchérissement de toutes choses, et le moyen d’y remédier, dans lequel il établit un rapport entre la montée des prix au XVIe siècle et l’afflux de métaux précieux en provenance des Amériques. Peu avant lui, Martin d’Azpilcueta, originaire de Navarre et surnommé pour cette raison “Doctor Navarrus”, fait la même observation : c’est la quantité de métal précieux dans un pays qui détermine le pouvoir d’achat de la monnaie.

Tous deux sont les précurseurs de la théorie quantitative de la monnaie qui formalise la relation suivante :

Q est la production d’une économie pendant une période donnée,
P est le niveau des prix (P * Q représente par conséquent la quantité d’argent échangée),
M est la quantité de monnaie en circulation dans une économie pendant cette même période.
V est la vitesse de circulation de la monnaie, c’est à dire le nombre de fois qu’une même unité de monnaie permet de régler des transactions pendant la période considérée.

Dans l’histoire de la pensée économique, les théories se sont opposées sur le rôle de la monnaie. Pour les monétaristes, la vitesse de circulation de la monnaie (V) est constante. De manière identique, le niveau de production (Q) est supposé constant du fait de la situation de plein-emploi des facteurs de production dans l’économie. Selon ces deux hypothèses, toute augmentation de la quantité de monnaie (M) entraîne une augmentation des prix (P). Cela permet de simplifier la formule initiale :

De part cette relation, la masse monétaire et le niveau des prix sont totalement liés. Les monétaristes sont ainsi amenés à penser que l’inflation (hausse des prix) n’est qu’un phénomène purement monétaire. S’il y a de l’inflation dans une économie, elle ne peut être due qu’à une création monétaire excessive par rapport au niveau de production du pays. C’est ce qui se produisit dans l’Espagne contemporaine du “Doctor Navarrus” et de Jean Bodin : l’afflux de métaux précieux du Nouveau Monde conduisit à une forte hausse des prix en métropole, laquelle décourageait l’investissement, incitait plutôt à se fournir à l’étranger et emprunter auprès des banquiers, particulièrement d’Allemagne (Fugger, Welser) ou d’Italie (banquiers génois). Confrontée à des guerres coûteuses par ailleurs, l’Espagne ne pu éviter la banqueroute en 1627.

A l’inverse, pour la théorie classique dont Jean-Baptiste Say est un des initiateurs, la monnaie ne serait qu’un voile, c’est-à-dire que la sphère réelle de l’économie serait séparée de la sphère monétaire. La monnaie n’aurait aucun effet sur le niveau de production d’une économie (dichotomie).

De nos jours, la théorie quantitative de la monnaie est communément admise à long terme, même si ce n’est pas toujours le cas à court ou moyen terme. Elle mérite donc d’être prise en compte dans le cas d’un MMO afin de bien comprendre l’impact des phénomènes monétaires sur l’économie du jeu.

Effets de la variation de la masse monétaire

A partir de la théorie quantitative de la monnaie, nous allons pouvoir observer les relations entre la variation de la masse monétaire et la situation économique.

Lorsque la masse monétaire n’est pas suffisante, les agents économiques sont en pénurie de moyens de paiement ce qui conduit à un effet de contraction des échanges (anémie du marché) qui peut aussi s’accompagner d’un phénomène de déflation (évolution des prix négative) :

Les prix peuvent cependant se maintenir à un niveau relativement élevé pour certains produits lorsque le niveau de l’offre demeure faible par ailleurs (ajustement du prix en fonction du rapport entre l’offre et la demande). La masse monétaire peut être faible dans un MMO si la création monétaire est insuffisante. Cela peut être le cas notamment sur un serveur peu peuplé (encore que la masse monétaire est en grande partie proportionnelle à la population de joueurs), mais surtout si la richesse obtenue via les points d’entrée du jeu est faible (par exemple, si les loots sur les monstres sont trop modestes).

A l’inverse, une augmentation de la masse monétaire supérieure à la hausse de l’activité économique s’accompagne d’effets inflationnistes. Au-delà de leur caractère illégal, c’est notamment l’un des problèmes causé par les “gold farmers” (ou les “bots” comme cela est typiquement le cas dans un jeu tel que Lineage II) qui agissent de manière artificielle et non désirée sur la création monétaire au sein du jeu avec pour conséquence une hausse des prix généralisée, parfois très préjudiciable aux joueurs :

Lorsqu’un MMO intègre des moyens de facilitation des échanges entre les joueurs, comme une bourse ou un hôtel des ventes, la vitesse de circulation de la monnaie est accélérée de même que les échanges. A masse monétaire constante (l’échange de liquidités entre les joueurs n’entraîne pas de variation de la masse monétaire en tant que telle) et sous l’hypothèse d’une stabilité des prix, l’économie est dynamisée :

Dans la pratique cependant, la hausse des échanges s’accompagne généralement d’un impact à la hausse sur les prix qui peut conduire à une “surchauffe de l’économie”. La hausse des échanges est favorable à l’activité économique entre les joueurs, mais la croissance réelle est limitée (la croissance réelle correspond à la croissance défalquée de l’inflation) :

Une diminution de la masse monétaire permet alors de juguler la hausse des prix et aide l’économie à réaliser son potentiel de hausse dans les meilleures conditions :

Naturellement, suivant la conjoncture, l’idéal est d’agir sur la masse monétaire pour l’augmenter ou la diminuer selon les besoins.

Promouvoir l’activité économique et garantir la stabilité des prix

Les administrateurs d’un MMO se retrouvent alors dans une position très similaire à celle d’une banque centrale dont le rôle est en général de promouvoir l’activité économique tout en garantissant la stabilité des prix. Dans l’économie réelle, la banque centrale conditionne les modalités de refinancement des banques, qui elles-mêmes ont un impact sur les conditions d’accès au crédit des divers agents économiques et donc sur la masse de liquidités dont ils pourront disposer, ce qui revient à agir sur la masse monétaire.

Dans le jeu, deux leviers sont disponibles pour les développeurs :
- Le contrôle de la masse monétaire : à travers les points d’entrée et de sortie ;
- Le contrôle partiel ou total des prix : à travers les prix pratiqués par les PNJ et la proportion des échanges qui se réalisent par leur intermédiaire plutôt que directement entre les joueurs.

En effet, les développeurs peuvent choisir d’accorder une plus ou moins grande liberté aux joueurs. Ils peuvent laisser l’économie totalement entre les mains des PNJ, ce qui permet d’assurer un contrôle des prix et d’empêcher toute inflation, mais risque de rendre l’économie moins attractive pour les joueurs. Ils peuvent à l’inverse laisser une très grande part du commerce aux joueurs, en limitant le champs d’action des PNJ, mais ce qui peut conduire à des dérapages de prix. La maîtrise de l’inflation doit pouvoir alors s’exercer via un contrôle de la masse monétaire.

Dans tous les cas de figure, la connaissance des problématiques liées à la notion de masse monétaire est très appréciable pour construire une économie synthétique à la fois viable et digne d’intérêt dans un jeu en ligne massivement multijoueurs.

Laissez un commentaire !

Ajoutez votre commentaire ci-dessous, ou rétrolien depuis votre propre site. Vous pouvez aussi souscrire à ces commentaires via RSS.

Merci de rester dans le sujet. Pas de spam.

Vous pouvez utiliser ces tags :
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>

Vous êtes sur un site compatible avec le service Gravatar. Pour obtenir votre propre avatar, enregistrez-vous sur Gravatar.