Le juste milieu
Personnaliser à l’envie son avatar, c’est le désir de tout joueur dans un univers virtuel… mais il apprécie aussi de pouvoir se comparer aux autres joueurs. Pour les game designers, l’équilibre entre l’individualisation des avatars et leur comparabilité représente un défi : trouver le juste milieu.
La contrainte est technique tout d’abord. Proposer de multiples options de personnalisation de l’avatar suppose un gros travail pour l’équipe de développement. Et le joueur ne souhaite pas nécessairement passer trois plombes à configurer l’apparence de son avatar. Là n’est cependant pas le cœur de notre sujet puisque comme nous allons le voir, même du strict point de vue du game design, la personnalisation à outrance n’est pas toujours souhaitable.
Je veux être différent !
Au départ pourtant, il y a le désir spontané et légitime de tout individu, dans un univers virtuel où il côtoie d’autres joueurs, de personnaliser son avatar pour affirmer sa différence. Quoi de plus normal en effet que de pouvoir distinguer son propre personnage au milieu de la foule ? Ce que nous pouvons représenter de manière très simple par le schéma suivant :
Plus les avatars sont standardisés, plus il est difficile de les individualiser. Et inversement. Dans l’absolu, l’idéal serait de pouvoir individualiser l’avatar au maximum.
Comment savoir si je suis un héros ?
Seulement voilà, si nous poussons la personnalisation à l’extrême, il devient difficile de se comparer aux autres. Comment dès lors pouvoir mesurer ce qui nous sépare des autres joueurs et ce qui, par contraste avec eux, fait notre force ou notre faiblesse ? Comment apprécier la beauté ou la laideur si nous ne pouvons pas nous situer par rapport à une norme ?
La question de la similitude et de l’altérité pourrait d’ailleurs susciter de vastes développements dans une multitudes de disciplines (philosophie, sociologie, anthropologie, etc…). Pour la teneur de notre propos, nous nous en tiendrons cependant à ce schéma, dans la continuité du précédent :
L’individualisation est certes souhaitable, mais elle n’est pas une fin en soi. Ce que nous voulons, c’est que le joueur puisse s’identifier à son avatar. Et pour cela, il a besoin d’échapper à la standardisation (ne pas pouvoir se reconnaître parmi la foule), mais il a aussi besoin d’échapper à l’indétermination (ne pas pouvoir apprécier sa différence par rapport aux autres, en cas d’excès de personnalisation).
En somme, l’individualisation se définie comme le plus petit commun dénominateur entre standardisation et individualisation. Trop de standardisation et le joueur ne peut pas s’identifier car il ressemble trop aux autres ; trop de personnalisation et le joueur ne peut pas s’identifier non plus, car il ne peut pas mesurer ce qui fait la spécificité de son personnage.
Comme nous pouvons le voir, la courbe d’identification (en vert sur le schéma) décrit un sommet qui passe par l’équilibre parfait entre standardisation et personnalisation, notre fameux “juste milieu” ! Si nous sommes proches de ce sommet, nous nous trouvons dans une zone favorable où le joueur peut s’identifier. Trop de standardisation ou trop de personnalisation et nous basculons en zone défavorable.
Positionnement sur la courbe d’identification
A présent, voyons comment plusieurs MMO s’en sortent par rapport à cette quête du juste milieu. Les exemples qui suivent sont basés sur un avis personnel et peuvent naturellement prêter à débattre. L’intérêt de ces exemples est d’illustrer la recherche de ce difficile équilibre entre standardisation d’un côté et personnalisation de l’autre :
Heureusement, cela n’empêche pas le succès du jeu puisque la comparaison entre les personnages permet de situer immédiatement leur valeur les uns par rapport aux autres. Cette démarche est très cohérente avec l’orientation compétitive voulues par les développeurs, aussi bien en pve (avec les différents paliers dans l’équipement, les “sets”) qu’en pvp (les sets qui correspondent à chaque saison d’arène).
Intérêt supplémentaire, propre aux jeux sociaux sur Facebook : donner à voir sa ferme via le réseau social. La boucle est bouclée ! Entre la personnalisation de la ferme et la comparaison permanente avec les autres joueurs, FarmVille réussit à trouver un subtil équilibre, en parfaite cohérence avec l’univers et le genre du jeu, où le joueur peut parfaitement s’identifier à sa ferme (son avatar).
Mon intuition personnelle est cependant que dans City of Heroes, l’hyper-individualisation des avatars est en parfaite cohérence avec l’univers de jeu. S’il s’agissait d’un autre univers, sans doute cela poserait-il problème. Mais comment imaginer qu’un super-héros puisse ressembler à qui que ce soit d’autre ?
Dans l’hypothèse d’une confrontation entre joueurs, il est ainsi difficile sinon impossible de connaître la classe de son adversaire avant le début du combat, ce qui est un choix parfaitement assumé par les développeurs. Pourtant, même si cette intention est très louable, il me semble que cela nuit à la possibilité pour le joueur de s’identifier à son avatar. L’individualisation n’est pas tout, pouvoir manifester sa différence aux yeux des autres signifie aussi l’existence de conventions qui, précisément, permettent de mieux ressentir notre singularité par la comparaison avec la norme en vigueur.
Ce que personnalisation veut dire
En fait, il conviendrait d’opérer un distinguo entre l’apparence physique proprement dite du personnage et son équipement / ses vêtements / pièces d’armures, etc. Pour ce qui est de l’apparence physique en tant que telle, nous pouvons considérer que tout ce qui va dans le sens d’une individualisation de l’avatar est une bonne chose. Il reste à vérifier que l’utilisateur n’est pas perdu dans la foule des options, mais ce qui relève autant sinon d’avantage de l’ergonomie que du game design.
Pour ce qui concerne le game design en revanche, il ne faut surtout pas négliger la psychologie et les motivations de base du joueur. Il existera toujours une ambivalence entre le désir de se démarquer et la volonté de se fondre dans la masse, ne serait-ce que pour pouvoir mieux ressentir et signaler sa propre différence. Un MMO, jeu social par nature, exige de ne pas méconnaître cette réalité fondamentale pour garantir un maximum de chances au joueur de pouvoir s’identifier à son avatar et passer ainsi de nombreuses heures dans un monde virtuel.